Pour une fois que l'on me demande une contribution, j'ai décidé de l'évoquer dans ce blog. En effet, la revue
l'ENA hors les murs m'a sollicité un article pour son numéro d'Avril 2014 dont le sujet principal est "Comment le numérique transforme le monde ?".
Très honoré, je dois avouer que ce sujet m'a occupé longuement par tous ses tenants et aboutissants.
Je regrette seulement que cette prestigieuse Revue ne soit pas publiée en mode web.
J'ai aussi été l'auteur de cette photo qui représente paradoxalement
un livre incunable lu dans un ipad. Merci à
Patrick Vaisson, le meilleur bouquiniste et libraire de Paris.
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L’histoire de l’humanité est en partie celle de sa création intellectuelle. De grandes ruptures l’ont parcourue, du papyrus aux incunables des copistes, de l’imprimerie à la composition numérique. La lecture et l’écriture, en particulier, ont été régulièrement bouleversées. Certains témoignages nous font comprendre la force de l’ampleur de ces bouleversements.
Saint Augustin confessait sa surprise en observant Ambroise de Milan pratiquer la lecture silencieuse.
« Quand il lisait, ses yeux couraient sur les pages dont son esprit perçait le sens ; sa voix et sa langue se reposaient »(1). Une révolution était en cours. La vitesse de lecture augmentait, les impacts cognitifs laissaient présager d’immenses progrès.
Ce témoignage n’est en rien anodin, il nous fait appréhender une des révolutions capitales de la lecture dont l’histoire tend à se confondre avec celle de l’écriture, chacune conditionnée par l’évolution de leurs supports et des standards associés.
Un autre bouleversement a été aussi celui, au XVème siècle, de la diffusion libre des idées grâce à l’imprimerie donnant naissance à un nouvel humanisme dont nous sommes encore les enfants.
Que dirait un témoin de notre époque si ce n’est que l’avenir n’est plus ce qu’il était ?
L’ère numérique commence à peine et de larges évolutions sont déjà en cours.
La loi de Moore nous a fait franchir 1 mètre lors des 20 dernières années et nous fera franchir 999 mètres lors des 20 prochaines et la numérisation associée de nos écrits nous transporte, sans que nous nous en apercevions réellement, dans une autre ère. Ce n’est pas seulement la révolution visuelle d’une lecture sur écran que nous vivons, mais une tornade continue de toute notre création sous de multiples aspects.
L’écrit, le texte, les idées sont dorénavant accessibles grâce aux technologies du web. Les standards ouverts, spécifiés essentiellement par le W3C, que sont pour la conservation des contenus, le XML, sa mise en forme, le CSS et en partie l’HTML, ses spécialités, SVG, JPEG, MPEG, MATHML, et d’autres encore sont devenus en si peu de temps les standards de notre connaissance. Même l’ebook, par son format EPUB, n’est qu’une version statique d’une sorte de minisite web réalisé sur la base des mêmes technologies.
L’ebook pour le téléchargement reste le préalable nécessaire à une société géographiquement et tout le temps connectée. L’étape à venir est celle de la lecture et de l’écriture instantanées et connectées. Les réseaux 4G puis 5G et l’extension géographique du Wifi permettront ces connections permanentes.
Dans le cas de la création éditoriale, les standards ne sont pas limitatifs, bien au contraire. Ils sont les instruments de nouvelles possibilités.
ll ne faut pas sous-estimer l’effet de cette transformation silencieuse sur la façon dont l’humanité pense, ni sur la manière dont elle exprime ses pensées ni même, peut être, sur ce qu’elle pense et crée tout court.
Cette transformation est protéiforme. Essayons de caractériser ses principaux attraits.
L’interactivité entre individus, la venue de l’ « electronic skywriting », testée d’abord par les académiques et scientifiques. En effet, depuis les années 80, un auteur scientifique ne publie plus sans avoir au préalable le retour de ses pairs et lecteurs. La création intellectuelle est devenue collaborative, ce n’est plus un individu vers n individus mais une relation n à n entre des individus sans territoires car le numérique détruit les frontières en unifiant parfois les vocabulaires. C’est vrai pour l’écriture, reste à voir si la lecture deviendra sociale également. Que sera le fait de gloser numériquement ? Notons que même, l’annotation, en tant que note de lecture personnelle ou à partager, pourrait devenir un standard du web (2).
Le rebond, la pensée par les liens sont une seconde illustration de notre révolution. Le lecteur sur écran est nécessairement plus actif que le lecteur sur papier. Le parcours est parfois hasardeux mais l’outillage de recherche est aussi d’une puissance telle que la recherche d’information est d’une facilité extrême. C’est aussi une menace par la perte d’attention qu’elle induit, l’internaute pouvant se perdre et se détourner de sa lecture. Le story telling se renforce alors pour conserver l’attention du lecteur numérique. La narration nouvelle de la littérature adolescente et des séries télévisées sont un bon exemple de la désormais nécessaire immersivité du contenu (3).
La séparation du fond et de la forme est un troisième phénomène de cette révolution. Ainsi, le standard XML offre un format non propriétaire et ouvert assurant l’interopérabilité, la portabilité et l’extensibilité des textes et de leur structure. Tout ceci permet la réutilisation, l’échange, la pérennité et l’indépendance aux médias. C’est une structuration plus forte de la mémoire qui est en cours et qui permettra une recherche et une exploitation encore plus efficaces. L’étape en cours et ultime de cette tendance est la mise en œuvre d’un web sémantique.
Nous vivons depuis la Renaissance sur le paradigme qu’un livre est rendu lisible par une mise en page. Cela semble se terminer. Certes, les premières liseuses électroniques ont reproduit la tournure de page pour ne pas nous perdre et nous donner une expérience de lecture homothétique. C’était une étape nécessaire mais courte. Les technologies du web peuvent enrichir la présentation du texte par les navigateurs. L’Edition est fort justement en première ligne de ces enrichissements grâce à son savoir-faire.
En effet, jusqu’à aujourd’hui pauvre, la lecture sur le web via les navigateurs est en cours d’amélioration. La composition intègre la navigation, c’est le domaine de l’ipagination (4), nouveau et prometteur . Comment croire que le scroll up ou down du navigateur serait un aboutissement ? L’ipagination va être un progrès très significatif de la lecture sur internet.
L’expérience de lecture peut aussi se spécialiser, en fonction du segment éditorial. Le secteur de l’Edition assiste en précurseur aux effets de cette métamorphose.
Considérer le numérique comme une nouvelle façon de produire la même chose est une erreur, revient à nier la fécondité digitale, c’est à dire l’apparition de nouveaux genres liés à l’interactivité. Les expériences de ce nouveau domaine sont en général citées sous le vocable de transmedia.
La bande dessinée ou le manga numériques sont des illustrations éloquentes de cet aspect. On peut imaginer que la lecture case à case sur planche numérique n’est pas un aboutissement. Alors que la séquence, les effets d’animation sont à la portée des développeurs rendant les frontières plus floues entre la Bande Dessinée et le dessin animé.
Le contenu de cuisine se spécialiserait en vidéo, le livre illustré approfondirait l’index, la littérature pourrait se greffer au son, la littérature jeunesse travaillerait l’image, le livre scolaire se fonderait sur le parcours et son évaluation.
Ces standards du contenu sont un tournant et un défi industriels.
Issus des rêveurs de la Silicon Valley, maîtrisés par les géants technologiques américains, pilotés par des gouvernances anglo saxonnes, ces standards défient le positionnement global français.
Ils imposent l’anglais comme la langue d’échange, après avoir été la langue de la science et celle de l’informatique donc du numérique.
Ils ouvrent des possibilités étendues et donc ne sont pas criticables du point de vue de leur effet normalisateur.
Basés sur des technologies web innovantes, ils ouvrent par essence des possibilités fonctionnelles étendues.
Ils créent des règles, ils sont la base des classements, notations, évaluations, labellisations. L’exemple des liens entre le standard EDUPUB pour les manuels numériques scolaires et le classement PISA seront sûrement une illustration de cette causalité. Ils sont globaux et tuent toute vélléité de « l’invented here ». C’est un aspect significatif dans la mesure où ils vont être le véhicule des progrès collectifs de l’humanité. Ne pas les adopter, mais ne pas non plus essayer de les influencer, sont deux formes d’abandon.
La globalisation est un fait, peut être une contrainte, les standards technologiques un de ses véhicules incontournables.
Ils sont la base de l’innovation tant en tant que tels, mais aussi comme outils de description ou d’exécution des avancées humaines. Ils sont nécessairement coopératifs et ne résistent pas à l’influence.
Enfin, comme tant d’autres standards industriels, ils créent de la valeur et de l’emploi tant à l’export que défensivement. Ne pas les adopter, c’est se détourner de la valeur et du progrès du village global. On peut certes se retourner vers notre passé à la recherche de nos standards perdus mais la plongée dans les technologies numériques récentes imposent à la France de renouer avec son passé, celui de retrouver notre modernité.
Les confessions de Saint Augustin Livre VI Chapitre
III